J’ai pris le poste de Directrice des Études d’HEC Paris le 11 avril 2022. Dès la fin du mois, j’ai été contactée par la direction de la communication pour répondre à des questions de journalistes de médias de premier plan s’interrogeant sur les évolutions des attentes et orientations des étudiants en école de commerce. Le 30 avril en effet quelques étudiants de l’école AgroParisTech avaient pris la parole lors de leur cérémonie de diplomation (1) pour dénoncer les métiers destructeurs du vivant, les entreprises participant à l’effondrement des écosystèmes et plus largement une partie de leur formation orientée vers le secteur agro-industriel jugé mortifère. Ce discours a eu un fort retentissement dans le milieu de l’éducation mais aussi plus largement. En juin c’est au sein même de mon Ecole qu’Anne-Fleur Goll, jeune diplômée du master in management, a fait une allocution lors de la cérémonie de départ pour enjoindre les jeunes dans l’audience de combattre le greenwashing et pousser les entreprises à changer leur modèle économique, cette fois de l’intérieur. Toutes ces allocutions en série (également à Polytechnique ou SciencesPo) ont poussé les journalistes en quête de décryptage de tendances à questionner les professionnels de l’éducation sur l’importance de ces changements de mentalité au sein de nos communautés étudiantes. Je me suis donc fortement interrogée moi-même.
Enthousiasmée par ces pointes d’audace et le souffle transformateur de ces discours dans des cérémonies souvent policées, j’ai quand même progressivement réalisé que la réalité est bien plus nuancée. Il est très difficile, évidemment, de généraliser sur l’ensemble des étudiants (français) des business schools. Au regard de la communauté que je connais de près, il s’avère que les choix de carrière des étudiants dépendent de nombreux facteurs, tels que leur formation d’origine, leurs intérêts personnels, les opportunités professionnelles rencontrées lors de stages notamment, et bien sûr leurs valeurs, encore souvent très proches de celles de leurs parents (« socialisation primaire » pour les adeptes de sociologie). A HEC la grande majorité des étudiants ne bifurque pas. Les métiers de la finance et du conseil drainent encore la majorité des étudiants en sortie d’école. Néanmoins il est vrai également que de plus en plus d’étudiants s’intéressent à des métiers qui sont centrés sur la transition écologique et solidaire. Et sont en demande de mieux les connaître.
Sur le volet de la formation, HEC Paris accroît significativement le nombre d’heures de cours dédiés aux sujets de transition écologique et solidaire dès la L3. Les directeurs académiques de masters font évoluer leurs programmes, et l’École collabore avec les Alumni, les associations étudiantes et les entreprises pour faire avancer ces sujets. Car les entreprises bien sûr recherchent des profils plus que sensibilisés à l’importance de la transition écologique et solidaire, et même capables de trouver des solutions à leurs énormes défis (énergétiques, de chaîne d’approvisionnement, de recrutement…). La demande de talents de la transition existe. Mais les métiers sont encore en construction. Jean-Marc Jancovici a récemment posté des offres d’emplois (2) qui éclairent sur ces nouvelles missions mais il s’agit de les préciser encore et les entreprises peinent à les définir, et donc les étudiants peinent à se projeter dedans. Là réside pour moi l’enjeu crucial pour orienter les étudiants vers des métiers appuyant le changement de modèle économique : les créer ! Des métiers au sein des entreprises comme du secteur public.
Peu d’étudiants d’HEC visent des métiers plus proches du vivant car ce n’est pas dans les objectifs de l’école d’y former. Mais plusieurs étudiants m’ont déjà dit : « Je vais aller faire de la finance quelques années pour gagner de l’argent et après je bifurquerai ». Car là est encore un constat : nos étudiants veulent aussi en majorité profiter du système existant, et s’agacent de la pression qui pèse sur leurs épaules. On sent bien le malaise quand certains intervenants leur disent « c’est à vous de changer le monde ». Phrase facile et qui les met en dissonance cognitive pour certains, se sentant impuissants à changer le système, et se disant que c’est un beau toupet de la part d’une génération précédente que de se dédouaner sur eux.
En conclusion, je pourrais dire que ce n’est pas à eux de changer le monde, c’est à nous, un peu plus âgés et en poste depuis plusieurs années, de leur donner les moyens de le faire.
Mon équipe étant dédiée à l’intrapreneuriat à impact et à la mixité des métiers du numérique, c’est LE critère pour les jeunes dans leur envie de nous rejoindre et pour nous de les rencontrer.
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A travers nos 300 étudiant.e.s par an dans le MBA Spécialisé Digital Marketing & Business de l’EFAP, nous commençons à avoir une idée des leurs aspirations. Je rejoins l’opinion de Julie. Si un certain nombre d’étudiant.e revendique leur intention de rejoindre une entreprise ou une organisation avec du sens et de l’engagement, ils ne sont pas majoritaires. Ce qui le devient en revanche, c’est la posture de recherche en priorité d’un équilibre vie perso/pro avec parfois des postures dignes de syndicalistes du cercle dernier !
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Les jeunes collaborateurs sont bien plus sensibles aux enjeux de la transition écologique et sociale que les précédentes générations, sans toutefois venir les positionner sur le podium des critères de choix. L’organisation du travail, la variété des missions et un leadership ouvert et bienveillant sont en tête des attentes. J’ai le sentiment que la question de l’évolution des pratiques vit prioritairement dans leur vie personnelle avant de venir influencer leurs choix professionnels. Je note que les collaborateurs avec deux à trois années d’expérience vont être plus attentifs à l’intégration du bien commun au sein de leurs missions, et sont plus enclin à questionner l’impact de leur travail.
C’est un sujet de partage constant depuis plusieurs années. Selon la génération, les actions au quotidien ne sont pas les mêmes. Difficile pour moi d’arrêter la viande. Difficile pour ma fille d’éteindre les lumières! Ma fille a choisi à 29 ans de quitter son C.D.I. dans une Startup pointue en IA, pour rejoindre en CDD une association qui accompagne des entrepreneurs réfugiés sur des projets à impact, et être moins rémunérée. C’était essentiel pour elle.
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A titre personnel, parent de jeunes adultes 26 et 22 ans j’ai les deux extrêmes à la maison ! Une fille engagée sur cette cause et de nombreuses autres (féminisme, inclusion, humanitaire) et un fils concentré, pour l’instant, sur lui . Mais lorsque je reçois les étudiant.e.s le jour de la rentrée j’ai un slide sur l’objectif premier d’un diplôme : Ce n’est pas avoir un diplôme, mais construire un projet professionnel cohérent. Et je me permets de leur partager les 17 objectifs ODD en leur disant : si j’avais entre 20 et 25 ans j’en choisirais un et je ferais tout pour que mon projet s’inscrive dedans. Finalement ce que j’ai fait il y a 8 ans en abandonnant ma carrière de directeur d’agence de com pour me consacrer à l’éducation, aux objectifs 4 et 8.
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Les enjeux de transition prennent une place à la fois centrale et très secondaire. Changer le monde à l’échelle de leur génération est très intégré – merci du cadeau les vieux !- Mais au niveau individuel, tous n’endossent pas l’habit du changement. Les jeunes médecins, les pâtissiers, les pompiers, les génies de la finance et les thésards en biologie ne sont pas tous en réflexion / action sur ces enjeux. De l’extérieur, avec beaucoup d’humilité et de bienveillance, j’avoue que la clé de décryptage sur un plan individuel est difficile à trouver. Pas de rapport évident à un regard sur la chose publique, à une proximité avec la nature ou à une intelligence sensible. Il y a du découragement souvent, un peu d’enthousiasme parfois, de la colère souvent. Mon optimisme forcené a une foi indéracinable dans la capacité inventive de l’Homme pour faire face avec résilience et rebondir. Mais là, quel suspense !
Cette question m’habite depuis plusieurs années. Je travaille dans un grand groupe du CAC40 ! J’ai lancé un programme interne de transformation pour les collaborateurs : un programme d’intrapreneuriat dédié aux projets à impact. C’est mon entreprise qui m’a permis de le faire, il y a 5 ans. C’est très concret, au cœur de la réflexion du nouveau modèle économique. Mon avis : agir où l’on peut en étant le plus utile, avec des rencontres de managers qui partagent les mêmes valeurs. Dans ce contexte, la taille de la structure n’est plus le sujet. L’important est l’ODD17: le partenariat de tous types de structures internes & externes, pour changer les modèles.
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La question éternelle ! Pour ma part, je pense qu’il est difficile de s’engager sur le combat RSE, dont l’inclusion fait partie, en l’excluant de sa démarche. L’urgence de la situation nécessite l’apport et l’engagement de tous , y compris des acteurs critiquables. Je serai toujours le premier à soutenir et collaborer avec Total par exemple si la volonté réelle de se transformer est là.
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Changer une entreprise de l’intérieur, qu’importe sa taille ou son secteur d’activité, c’est permettre des transformations durables. Si certains écosystèmes, certains secteurs d’activité, ne se transforment pas, ils embarqueront dans leur absence de renouveau un grand nombre de personnes – celles qui se trouvent déjà éloignées de ces questionnements et de ce pas de côté. Accueillir toutes les entreprises dans la transition écologique et sociale, c’est faire preuve d’une responsabilité ambitieuse, mais sans aucun doute nécessaire. Changer une entreprise de l’intérieur, c’est aussi se donner l’opportunité d’essaimer plus largement – auprès de ses fournisseurs, de ses partenaires, des organisations implantées sur le territoire de l’entreprise – et encourager de nouvelles formes de coopération.
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Le changement, c’est comme l’entreprise. Il a besoin de vigies dont la clairvoyance, avant tous les autres, aide à distinguer le cap dans la brume ; de révoltés qui bousculent les usages et les habitudes (vous en reconnaîtrez dans tous les grands groupes que vous fréquentez) ; de managers qui accompagnent et emmènent vers le cap ; et d’opérationnels qui adhèrent et confrontent au réel. Certains sont même capables de cumuler une ou deux casquettes. Tous sont interdépendants pour faire réfléchir et changer. Alors de façon assez déterministe pour les uns, assez culottée pour les autres, on se sent plus puissant à alerter, secouer, embarquer ou agir sur le terrain. Qu’on soit dans ou hors de grands groupes, on est puissant à la mesure de son accomplissement et son dépassement. Dedans/dehors.